Ne pas déplacer ce rondin, c'est un travail
De erg
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Publiée | 2019/04/25 |
OPENING
02.05.2019
Si je ne me suis pas tué en Vespa avant, je cesserai de donner cours à l’Erg au printemps 2019. C’est vraiment la merde ! À défaut de m’en faire une raison et encore moins une fête, je me suis dit que j’allais en profiter pour monter une exposition autour des œuvres d’étudiants et de collègues que j’ai rassemblées en un peu plus de 20 ans…
En principe ça devait s’appeler Final Proof. Un titre parfaitement dans les clous, qui faisait actuel, réflexif, légèrement distancier et facétieux... mais qui pourtant s’avéra provisoire. En effet, le jour où je tombai dans mon atelier sur un de ces messages d’étudiants que je récupère sur les tables du plateau Art depuis des lustres et qui attestait de la valeur artistique d’un rondin, je n’hésitai pas une minute.
Ne pas déplacer ce rondin, c’est un travail! Cette sommation allait non seulement me servir de titre, mais aussi de programme. C’est sous la bannière d’un rondin à ne déplacer sous aucun prétexte que le projet allait prendre forme. En écrivant ces quelques mots en lettres violettes, Etiennette Plantis ne pouvait pas imaginer comment leur articulation allait m’être utile. Mes années à l’erg m’ont en effet conforté dans cette évidence : l’art est avant tout une question de déplacement. Pour dépasser les limites. Pour ramener sur le terrain de l’art des choses qui en principe ne s’y trouvent pas. Pour apparaitre là où on ne vous attend pas… Avant d’être un travail (de bucheron) l’art est surtout une topographie qui incite à la circulation. J’adore Robert Walser. Je déteste me promener mais j’adore Walser. Je déteste me promener mais je me plie sans rechigner à la mobilité et aux changements de point de vue qu’impose l’art. C’est un paradoxe que j’assume, d’autant que prendre un rondin pour une œuvre c’est tout ce qui insupporte ceux qui vomissent sur l’art d’aujourd’hui sans daigner s’y intéresser. C’est un déplacement de sens et de valeur qui semble mettre en péril la bonne marche du monde. Une méprise intolérable qui, comme le débardage en forêt, oblige à sortir du bois.
C’est sans doute dans le caractère contradictoire de l’injonction qu’Etiennette apporta à ce rondin une série de plus-values qui finirent par en confirmer le statut. Après des transactions avec un responsable forestier, elle le transporta (à bout de bras) du bois de la forêt de Soignes. Et c’est là, qu’après l’avoir monté sur roulettes, elle en interdit « impérativement » le déplacement. Si comme je le crois, les œuvre d’art sont des machines, la mécanique mise en œuvre ici tenait de l’horlogerie suisse.
Pour ce qui est de l’enseignement de l’art et des questions qu’il soulève, je me suis très vite rangé du côté de Jacques Rancière et de son Maître Ignorant. Tout comme les œuvres qui m’attirent, c’est un concept qui ne m’intéresse que dans la mesure où il me résiste. Tout comme le rondin dans l’atelier, Je ne crois absolument pas qu’on enseigne par altruisme, par un quelconque souci de transmission du savoir ou par sympathie pour la jeunesse. Je ne suis résolument pas altruiste et je n’ai aucune sympathie pour les enfants, surtout ceux des autres. Enseigner en général et enseigner à l’Erg en particulier est une putain de chance que j’ai toujours associée à celle de faire l’Olympia ou celle de gravir le Cervin par la face Nord. N’ayant jamais dissocié cette activité de la pratique artistique en tant que telle, j’ai enseigné de façon performative, non pas comme on monte en chair de vérité, mais comme on escalade ou comme on monte en scène. Ce n’est sûrement pas la meilleure façon, en tout cas pas l’unique, mais c’est la seule qui me ressemblait. Considérant que l’engagement du rocker et de l’alpiniste était aussi digne d’intérêt que celui du pédagogue, j’ai donc décidé que chacun de mes cours serait un speech act Austinien dont je serais à la fois le performeur, le roadie et le sherpa. C’est un modèle global qui galvanise, concentre les énergies, convoque ce qu’on a de moins con dans le cerveau et exclu les petits calculs avec soi-même. C’est surtout un modèle qui par nature vient se calquer au plus près de l’expérience artistique. Elle implique la passion, l’engagement, le jeu, la ruse, le choix, la prise de risque et, en fin de compte, la sanction. C’est bien de savoir qu’on peut rater un concert, que ça peut dévisser, qu’on n’est pas à l’abri d’un bide. Ça pousse à rester vigilant et modeste.
Question propédeutique, on en revient encore et toujours à l’idée de déplacement. La technique d’apprentissage s’apparente à celle du vélo : il faut pouvoir courir à côté de celui qui apprend, parfois même le devancer pour être certain de pouvoir l’arrêter s’il oublie de freiner et le remettre en selle s’il se casse la gueule. Pour le reste, heureusement, c’est plutôt l’art qui impose ses règles. Et comme elles sont en mutation permanente, il faut pouvoir naviguer à vue. Pour toute ces raisons, j’ai adoré ces années à l’Erg, avec vous.
Une expo que j’aurais tendance à dédicacer à Thierry de Duve et à Alain geronneZ, qui sont à l’Erg ce que les frères Grimms sont à l’œuvre de Rodney Graham. Et aux étudiant( e)s passé( e)s, présent( e)s et à venir. Enfants des autres. Petits cons de jeunes !